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| Sujet: LA CHEVRE AU MOYEN AGE Mer 30 Juil 2008 - 11:41 | |
| Place de la chèvre dans la société médiévale
A ma connaissance, il n'existe aucun ouvrage sur la chèvre à l'époque médiévale. Vu l'importance de cet animal dans l'histoire de l'homme et en particulier dans la société médiévale, j'ai voulu combler ce vide. J'ai donc effectué des recherches tous azimuts, et vu l'importances de l'iconographie liée à ce sujet, j'ai choisi de porter à votre connaissance ce travail dans la rubrique « pinacothèque » du forum.
1.La chèvre dans nos racines culturelles:
La chèvre a toujours une une place majeure dans notre culture.
-Ainsi, chez les nordiques, la chèvre symbolisait la corne d'abondance: la chèvre Heidrun broute les feuilles de l'arbre Loeradhr qui se tient sur le Walhalla. De son pis coule le limpide hydromel dans les coupes des Einherjar.
-Chez les grecques, la chèvre Amalthée nourrit Zeus
-Chez les romains, on sacrifiait des chèvres au dieu de la fertilité et les prêtres couraient nus dans les rues en touchant les femmes de morceaux de peau de chèvres pour les rendrent fertiles ou faciliter les accouchements. Cette fête correspond au origines de notre St Valentin.
Le dieu de la nature, Pan, est représenté avec des pattes de chèvres et les demi-dieux, « satyres » soit sous forme humaine
soit comme hybride d'homme cheval
soit comme hybride d'homme bouc
Il existe aussi des représentation de femme satyre
Dans l'hybridation, l'animal occupe une fonction symbolique qui dramatise son identité zoologique pour définir l'humanité. Lorsque l'on représent un homme cornu et au pattes de chèvre, la frontière qui dessinait la confrontation de deux êtres différents, s'abolit. L'animalité
traduit une résurgence d'une nature humaine primitive, archaïque, qui agit par pulsion.
L'hybridation avec le cheval ou le bouc pour représenter les satyres permet de libérer la dimension érotique de ces personnages. Ils représentent le désir sexuel, ils rendent hommage au Dieux de la nature et de la fertilité. Cette hybridation à cette époque et dans une culture polythéiste n'est pas une notion négative et ne traduit pas une regression de l'individu, comme ce sera le cas à l'époque médiévale, dans le monde chrétien, nous le verrons.
Le bouc cristalise le désir sexuel, dans la littérature aussi (poème de Ronsard)
Approche-toi, mignardelette Mignardelette doucelette, Mon pain, ma faim, mon appétit Pour mieux l'embrocher un petit A peine eût dit qu'elle s'approche, Et le bon Jacquet qui l'embroche Fist trépigner tous les sylvains Du dru maniement de ses reins, Les boucs barbus qui l'aguettèrent Paillards sur les chèvres montèrent, Et ce Jacquet contr'aguignant, Alloient à l'envi trépignant O bienheureuses amourettes, O amourettes doucelettes !
L'image de la chèvre est certes identifiée à de sa nature lascive, mais très proche de la femme.
2.La chèvre représentation totémique de la femme.
Dans l'antiquité la Chimère est une créature hybride du lion, du serpent et de la chèvre:
l'interprétation de cette hybridation dans la société matriarcale de l'époque préfigure les 3 åges de la vie d'une femme, l'enfance et l'adolescence par le lion, l'åge de la maturité par la chèvre et la période de la ménopause.
Dans les légendes du moyen åge nous trouvons au Portugal la Dame aux pieds de chèvres. Ou dans le sud de la France, à Carcès, la fée-chèvre, de Cabro d'or, qui tient secret la cache d'un trésor.
Mais l'hybridation n'est pas la seule a associer la part instinctive naturelle de la femme à la chèvre. Dans beaucoup d'autres cas l'animal et la femme se divisent, vivent côte à côte pour exprimer cette identité. Je prends l'exemple de l'époque médiévale le plus connu: La Dame à la Licorne:
La licorne à l'époque médiévale, et sur cette représentation est très proche de la chèvre (le corps, les pattes et pieds, la barbichette). La licorne, selon les légendes, ne pouvaient être approchée que par des jeunes filles vierges.
On peut citer le couple « Esmeralda- Djali » et Jeanne d'Arc était gardienne de chèvres, cette proximité lui a conféré un destin de visionnaire. Dans les classifications zoologiques médiévales, la chèvre est catégorisée pour sa vue perçante.
D'ailleurs, plus proche de nous, Picasso a parfaitement traduit cette identité emblématique de la chèvre par rapport à la femme, dans son tableau « la jeune fille à la chèvre »
Toutes deux graciles, capricieuse, belles, délicates, pures, sensuelles.
Dans la tradition orale corse, qui remonte à l'époque médiévale, il existe une chanson dont les paroles peuvent être ainsi traduites en français:
« Un soir au clair de lune
repu de chataignes grillées
mes chèvres me semblaient
pareil à des jeunes filles. »
A l'époque médiévale il n'existe pas de paysan sans au moins une chèvre. Cet animal est très répendu dans nos campagnes européennes. Et donc le peuple au contact des chèvres développe l'analogie avec la femme. La chèvre est propre, fidèle à l'éleveur, délicate pour l'alimentation, chimérique, et très maternelle avec ses petits. D'ailleurs quand une femme ne peut allaiter son bébé, le lait de chèvre sert de substitut.
3.La chèvre pleine de ressources, omniprésente.
On utilise ses cornes pour les couteaux, ses poils pour le tissage des tissus telle la bardache, En Corse on tresse ses poils pour fabriquer des cordes très solides « a Funa » qui servent à attacher les charges sur les mulets, son cuir pour l'écriture, l'habillement, sa graisse pour les chandelles et le savon, sa peau pour des instruments de musique, à percution ou à vent comme la craba constituée d'une peau entière retournée:
Parmi les animaux jouant de la musique, comme l'åne de la harpe, on rencontre la chèvre:
(Merci Nathalie pour la reproduction de cette enluminure)
Au XVe siècle, l'artiste perse Qanbar Ali Naqqash Shira zi, représente dans son traité d'astrologie le capricorne par une petite chèvre.
En Espagne, la dynastie des Cabrera fait figurer la chèvre dans ses armoiries:
et d'autres un hybride chèvre-bélier appelé « musimon »:
Ainsi, on pourrait penser que la chèvre est confortablement installée dans la société médiévale. Qu'elle bénéficie d'un rapport privilégié à l'homme. On serait en mesure de croire que les fondements mythologiques du paganisme de nos campagnes lui confère une place de choix. Que l'expression de notre nature instective qu'elle incarne tisse des liens intimes. La chèvre pourrait même gagner un statut de mascotte, comme ce fut le cas avec un seigneur allemand, Emich, pèlerin vers Jérusalem en 1096. Même cotoyer les scientifiques, comme ce fut le cas avec la mathématicien Alcuin en 780, qui posa sa célèbre énigme pour déplacer chèvre choux et loup en barque sans qu'aucun ne mange l'autre.
Mais il n'en est rien, bien au contraire, le monde chrétien médiéval du XVe siècle lui a réservé une toute autre place.
4.La chute de la chèvre dans la société du XVe siècle.
J'ai employé le terme de « Chute » dans le titre comme allusion aux thèses de l'Eglise à cette époque. Selon les théologiens, à cause de la Chute, l'humanité entière s'est éloignée du modèle adamique. Elle est entrée dans un état du monde brouillé et chaotique. Dans ce contexte, l'hybridation s'applique aux transgresseurs, ceux qui redoublent et confirment le pêché originel par leur comportement.
Ces individus sont alors affublés de cornes, de poils, de pattes de chèvre. Lhybridation qui dénonce le fornicateur, le pêcheur, est celle d'un emprun à l'aspect de la chèvre.
Pire, les attribus du diable sont alors aussi d'origine caprine.
Les êtres qui portent le mal ou qui sont dangereux pour l'ordre portent les traces de leur état: ils sont hybride de la chèvre.
Fini, les couples idylliques de la femme et de la chèvre qui concentrent l'analogie entre la féminité et la chèvre. Dès lors c'est la sorcière qui se tient en compagnie du bouc. Elle le chevauche pour se rendre au sabbat ou s'accouple avec lui ou des créatures hybrides aux aspects de bouc.
Le symbole de la chèvre correspond alors à une regression de l'homme vers ses instincts les plus bestiaux.
Mais pourquoi la chèvre?
Tout d'abord il faut rappeler qu'à cette époque, les écrits et les images sont produits par une élite (essentiellement cléricale) pour un petit nombre. Les documents traduisent donc la pensée des goupes dominants de la société médiévale.
A cette époque l'Eglise lutte farouchement contre les hérétiques, la culture païenne largement répendue dans les campagnes, puis enchaine avec l'inquisition et la chasse aux sorcières.
Dans cette culture chrétienne castratrice la femme est elle aussi diabolisée et considérée comme impure.
La chèvre est un condensé de tout ce que l'Eglise craint et haït:
-elle porte une hérédité lourde en terme de culture polythéiste et de croyances paganistes.
-elle est identifiée à la femme, et la femme à la chèvre,
-elle évolue dans le mauvais camp: celui des vilains, des rustres, des pauvres de la campagne.(le cheval lui vit au côté des nobles et des puissants).
-elle constitue un élevage majeur dans les peuples du sud et de l'orient, chez les musulmans donc.
Les conséquence de la dévalorisation de son image:
nous assistons à un rejet culturel de la chèvre. Ainsi dans l'étude de M. Ferrières sur « L'Histoire des peurs Alimentaire » il est préciser que les étales de boucherie sont séparés en deux catégories: la macellaria pour la viande noble et la bocaria pour la viande de chèvre. La législation sanitaire de l'époque est aussi à deux vitesse selon la viande et les consommateurs concernés. Les habitudes alimentaires médiévales connaissent un véritable dédain pour la viande de chèvre. Une étude statistique montre qu'au XVe siècle à Paris la consommation de viande se répartie comme suit chez les gens aisés:
25,7% pour le porc, 44,9% pour les bovins, 19,7% pour le mouton, 6,8% pour le cabri et 0% pour la chèvre. (cf « Histoire du Goût » de J.L. Flandrin.
Si nous nous renseignons dans les procès verbaux des tribunaux, nous retrouvons la chèvre en bonne place. Ses habitudes alimentaires la conduise souvent à comparaître devant les juges. En effet l'iconographie de la chèvre la représente souvent dans l'une de ses activité favorite: racourcir la strate arbustive et semi-arborée:
Elle était alors condamnée à avoir la langue arrachée, si elle avait exercé son talent dans un jardin, une vigne ou un verger.
Mais dans un procès le plaignant affirma que les plants mordus par la chèvre dépérissaient. Que la chèvre contenait un venin dans sa salive. La chèvre fut traitée comme les sorcières: transpercée d'un pic pour trouver le point insensible, marque du diable, puis brûlée.
Dans « A History of sexuality » de John d'Emilio, on lit le cas d'un individu condamné pour avoir eu des rapports sexuels avec des chèvres. Il du identifier les chèvres concernées dans le troupeau, en place publique et devant la foule. Les chèvres furent abattues devant le coupable avant qu'il ne soit pendu. La chèvre épouse donc le sort de la femme même en cas de viol: beaucoup de femmes violées étaient condamnées à mort avec leur violeur, si elles n'avaient pas assez crié ou ne s'étaient pas assez débattu contre le violeur cf « Sexe et Amour au Moyen Age » de B. Ribémont.
La chèvre subit la férule de la repression et de la « justice », tout comme la femme, mis au ban de la société et sur les bancs de la justice.
Ce statut de la chèvre s'est prolongé de façon inconsciente jusqu'à nos jours. Dans notre société contemporaine la chèvre est associée dans une image de marginalité aux groupes en rupture de ban : les 68ards, les écolos du retour à la terre, les citadins émigrés à la campagne, les adeptes de la fumette. Son image n'est plus diabolisée comme à l'époque médiévale, mais toujours lié quelque part à ceux qui remettent en cause l'ordre social, ici, l'agriculture productiviste. |
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