Article complet :
http://www.miscellanees.com/d/doucet01.htm« Extrait de Jérôme Doucet Chaussures d'Antan »
Pendant trois siècles la chaussure varia peu. Dans les appartements, les châteaux, les palais, on remplaçait le cuir par des étoffes, velours ou soie brillante, serrant bien le pied. La jambe maintenue donnait au corps une robustesse, une sécurité ; on était solide sur sa base.
Les gens du peuple, ceux qui vivaient au dehors, avaient plus ordinairement des chaussures de cuir sombre, mieux appropriées à la boue des chemins ; on connaissait d'ailleurs le cirage pour l'entretien du cuir, et les guerriers portaient la jambière avec un soulier de fer, véritable botte silencieuse.
Vers le début du XIe siècle, les raffinés, désœuvrés, se mettent à lancer la mode des bouts pointus, déjà !
Ce n'était rien de nouveau, car Cicéron raconte que Tertullien, en Afrique, blâmait fort cette mode très connue ; on nommait uncipèdes (pattes-croches) les premiers porteurs de cette chaussure de haute fantaisie.
Paris s'engoua vite de cette étrangeté. Quand la reine Constance vint en 1006 pour devenir l'épouse du roi Robert, les Méridionaux qui l'accompagnaient étaient tous des uncipèdes, si l'on en croit Glaber, le chroniqueur qui blâme leur face rasée et leurs bottes de forme inconvenante.
Orderic Vital, autre chroniqueur du temps, prétend que c'est le comte d'Anjou, Foulques le Hargneux, qui, pour cacher des cors dont il souffrait, se fit faire de vastes chaussures et les allongea démesurément pour en corriger la largeur. Comme il était riche et puissant, on l'imita pour lui plaire, il lança la mode ; les cordonniers durent bientôt, pour ne pas rendre le peuple jaloux, faire toutes les chaussures à cette forme : c'est la pigacia, ou pigace.
C'étaient, disait-on, des queues de scorpion. Un page de Guillaume le Roux, nommé Robert, poussa l'excentricité jusqu'à bourrer ses pigaces avec du chanvre et à les tordre en forme de corne de mouton. On le surnomma Robert le Cornard, mais on l'imita.
Et comme cette mode était ridicule et incommode, les femmes elles mêmes se mirent à l'adopter sous le règne de Louis le Hutin (
1289 – 1316). Guibert de Nogent les blâme de leurs chaussures « de Cordoue à bouts tortillonnés ».
Dans le logis, on portait une manière de pantoufle à quartiers bas, des escharpins ; nos escarpins actuels en dérivent, et voici que naît la HEUSE, la première botte en cuir mou pour les hommes.
Avec la botte, la pigace disparaît, on reprend le bout arrondi. Sous Louis VII (
1120-1180), la lanière et la courroie s'effacent devant la tige de cuir.
Le dictionnaire de Jean de Garlande (
milieu du XIIIe siècle) nous apprend que les chaussures à cette époque étaient :
« Les souliers à lacets, les souliers à boucles, les souliers à liripipe, les estivaux, les heuses, les chausses des femmes et des moines. »
Le lacet, c'est la courroie diminuée ; la boucle, qui devient fréquente à cause de sa commodité, est fabriquée par une confrérie de boucliers ayant le monopole de cet article ; on le fabrique en cuivre et en argent pour les seigneurs.
La liripipe (leer-pip en flamand, tuyau de cuir) est le diminutif de la pigace ; on la défend, ainsi que le soulier à lacets, aux professeurs de l'Université de Paris, si l'on en croit une ordonnance de Robert de Courson, cardinal, en
1215.Les estivaux sont des bottes légères pour l'été, comme le nom l'indique. Le roi Jean, si nous consultons les comptes de son bottier Guillaume Loisel, usa, dans l'été de
1351, trois paires d'estivaux et vingt-quatre paires de souliers ; le dauphin reçut onze paires de bottines, le duc d'Orléans cinq, le comte d'Anjou cinq, le comte de Poitiers deux, et le duc de Touraine deux. Le prix en était de vingt à trente sols la paire, les souliers ne valaient que trois à cinq sols ; le jeune comte de Poitiers payait les siens trente-deux deniers.
Les souliers étaient variés, si l'on en croit le " Roman de la Rose", de Guillaume de Lorris (
1237) et Jean de Meung, " le Miroir de mariage ", d'Eustache Deschamps ; ils étaient noirs, blancs, rouges, souvent de couleurs différentes, fourrés, escoletés, escorchés, de cuir bouilli de vache, etc.
L'élégance était d’avoir un cuir fin moulant bien le pied. Les dames se retroussaient pour faire voir leurs jolies chaussures, le " Roman de la Rose" nous le dit en vers.
Les élégants, on les nommait les damerets, portaient une seule botte fauve. François Villon, qui en parle, nous apprend qu'elles étaient de cuir souple, parfois nouées, pour les empêcher de glisser, avec une esguillette verte.
Les comptes de Jean de Saumur, chaussurier du roi Charles VI, nous montrent qu'en
1387 le monarque usa vingt-et-une douzaines de bottes souples, pleines ou découpées, escorchées et noires ; la Reine avait eu aussi deux paires de bottes hautes, doublées de toile de Reims.
Les hautes bottes - selon les comptes de Guillaume Brunel - étaient payées, par la Reine, seize sols.
Les bottes à cresperons prenaient leur nom du bruit qu'elles faisaient à la marche, elles criaient ; on les réservait aux femmes et aux prêtres.
On avait aussi des bottes fourrées pour les religieux obligés de passer la nuit en prières dans les églises, sans feu l'hiver.
Les heuses étaient moins épaisses que les houseaux ; ceux-ci étaient des bottes d'usage, surtout pour le cheval ou la marche sur les routes ; nobles et paysans en portaient en cuir de vache et courtes pour les seconds, en cuir de Cordoue teint en rouge et autres pour les seigneurs.
« Les heuses sont faites pour soy garder de la boue et de froidure quand on chemine par pays et pour soy garder de l'eau », dit l'article 12 du procès de Jeanne d'Arc
(1431) à qui l'on fait un grief criminel d'avoir porté des houseaux.
Les bottes étaient ajustées et difficiles à retirer ; nous ignorons s'il y avait déjà le tire-botte, mais nous savons qu'il y avait un valet chargé de les ôter ; la 24e nouvelle des « Cent Nouvelles Nouvelles », qui s'intitule « la Botte à demy », nous raconte l'histoire d'une villageoise qui, par ruse, tira à moitié les bottes d'un seigneur par trop entreprenant.
Il y avait aussi des houseaux sans souliers, gaines de cuir cachant le genou et finissant au cou-de-pied ; François Villon, dans son « Petit Testament », les appelle des houseaux sans avant-pied.
Le livre des métiers nous apprend que les artisans du cuir payaient la dîme en marchandises qui servaient à la confection des bottes royales.
Moins épais que les bottes fourrées, on avait aussi des bas à semelles, ou chausses semelées, qu'on gardait parfois dans ses bottes, et François Villon, toujours, nous dit qu'il en a fait faire chez son « courdouennier » pour les gelées.
En
1396, le roi Jean usa huit paires de bottes et une paire de courtes bottes.
Quand on n'avait pas de bottes, on protégeait ses chausses avec des galoches ou semelles de bois appelées patins et socques par les statuts des chanoines d'Aix, en
1559, qui défendent l'entrée dans l'église avec des socques à cause du bruit que cela fait.
La pantoufle, grâce aux patins, et l'escarpin sont alors à la mode.
Littré nous cite aussi l'escafignon - large chaussure - sorte de pantoufle ; son nom, qui vient de scapha (barque) rappelle une plaisanterie populaire de nos jours : vis-à-vis de ceux qui ont de grands pieds, le peuple dit : « Il porte des bateaux, il a des péniches. »
Les paysans appelaient leurs gros souliers à fortes semelles des bobelins ; toutes ces chaussures étaient à bouts pointus, non pas si longs que la pigace, mais déjà fort aigus, qu'on nommait à la poulaine.
Le nom vient de Polonia (Pologne), ce qui fait penser que la mode arriva de ce pays ; les Anglais, d'ailleurs, quand ils prirent cette mode, nommaient les souliers des cracows, du nom de Cracovie, la capitale polonaise.
Nous avons nombre de figures de poulaines : les unes avaient une semelle longue, effilée, qui fouettait le sol à chaque pas ; d'autres se recourbaient sous le pied en forme de griffe ; on pense que c'était uniquement la chaussure du cavalier, car on n'eût pu marcher avec cette gêne.
Si l'on en croit Monstrelet, la poulaine atteignait 50 centimètres (1 quartier) et on devait attacher parfois le bout par une chaîne aux genoux.
C'était déjà ridicule, mais les fashionables du XIVe siècle voulurent mieux, ils firent des poulaines de couleurs différentes et différente chacune de la jambe du maillot qui, elle-même, changeait de ton.
La poulaine dura plus de cent ans ; en vain le clergé fulmina, accusa la poulaine de vanité, le pape Urbain V et le roi Charles V crièrent au scandale ; l'anathème du souverain pontife, l’ordonnance du roi (octobre 1368) interdisant, sous peine grave, de porter ou de fabriquer la poulaine, se brisèrent contre la mode.
La masse portait toujours le soulier ou la botte à bouts pointus mais raisonnables et de cuir pareil pour les deux pieds.
II faut attendre
1470 pour voir la poulaine disparaître. Dans ses « Arrest d'Amour », Martial de Paris nous rapporte à l'article 42, interdiction des cordonniers. Mais si on laissa l'étrange chaussure, on la regretta plus de cent ans encore, et Noël du Feil, dans ses « Propos rustiques », dit que le temps des poulaines était celui où tout était pour le mieux, c'était le bon temps.
Louis XI (
1423 -1483) porta des chausses courtes et carrées, tout l'opposé des autres, et l'exagération suivit la voie inverse ; on élargit les bouts au point de faire des souliers de vraies pelles. On peut le voir sur les portraits de Charles VIII, de Louis XII, des Valois.
Guillaume Paradin, dans son « Histoire de Lyon », rit de ses souliers à bec de canne, dont parfois la largeur excédait au bout la mesure d'un bon pied.
« C'est, dit Leber, de cette chaussure que vient le proverbe : Vivre sur un large pied. »
Rabelais (
1483-1553) nous a suffisamment renseignés sur les chaussures que l'on porta pendant les règnes de Charles VIII (
1470-1498) , de Louis XII (
1462-1515) et de François Ier (
1494 – 1547) ; elles étaient courtes, à bouts arrondis, épatés, énormes, agrémentés de crevés, comme le reste du costume, à travers lesquels apparaissait la doublure ou le tissu des chausses.
Elles étaient en mouton, en veau, et surtout en étoffe. Souvent brodées, garnies de bouffettes et même ornées de pierreries, il y en avait, comme pour les religieux de Thélème, en velours cramoisi.
Une vieille poésie, « Le Pourpoint fermant à boutons », chante ces chaussures :
.....A gros museau
Pertuysées et déchiquetées en créneaux de vieilles murailles.....